MICHEL ESPAGNE
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littéraire et culturelle européenne incarnant la translation de représenta-
tions de la Grèce à l’usage des Italiens à la culture grecque proprement
dite. Le passage de l’italien –langue de culture pour les Heptanésiens
au moins jusqu’ à l’Union avec la Grèce, en 1864– au grec caractérise
aussi l’itinéraire de Dionysios Solomos qui écrit ses premières œuvres
en italien avant de passer au grec, qu’il maîtrise moins bien, pour écrire
son
Hymne à la liberté
de 1823. Il est assez révélateur de la place des
transferts culturels dans l’histoire grecque que de constater que l’hymne
national, poème qui doit beaucoup au romantisme européen, a été rédigé
par un Grec originaire de Zante, de souche noble, qui, comme la majorité
des gens de sa classe, avait reçu toute son éducation en langue italienne
et qui ne connaissait que le grec oral. Dans ce cadre, on pourrait aussi
constater que l’hymne national portugais a été écrit par un émigré de la
seconde génération Alfredo Keil. Certes toutes les situations de diaspora
sont différentes, et l’Heptanèse d’où venaient tant Solomos que Mustoxidi
eut à la fois une histoire vénitienne, brièvement française et grecque,
mais on peut dire qu’il s’agit encore d’une zone culturelle à partir de
laquelle s’est construit le centre, d’une périphérie tendant à envoyer ses
propres élites en Italie pour se former. Elles ne pouvaient que véhiculer,
à l’intérieur de l’espace hellénophone entamant son processus de consoli-
dation nationale, les modes de pensée d’une Italie libérale et romantique
engagée elle-même dans le processus de sa propre unification.
La présence de référence à d’autres littératures dans la littérature
néohellénique est particulièrement remarquable depuis les origines même.
On la trouve sans conteste dans cette œuvre de la Renaissance crétoise
qu’est l’
Érotocritos
de Vitsentzos Cornaros, texte de la fin du XVIe siècle
qui eut une première édition à Venise, en 1713. Le roman de chevalerie
Paris et Vienne
du marseillais Pierre de Lacépède, dont la première tra-
duction en Italie date de 1492, aurait fourni une sorte de fil directeur.
Même si les exégètes, au premier rang desquels Séféris, s’attachent régu-
lièrement à limiter la part de l’emprunt dans une œuvre dont la simple
utilisation de l’idiome crétois rendait l’originalité évidente, il n’en reste
pas moins que l’arrière plan franco-italien de l’
Érotocrito
s, où l’on a aussi
repéré quelques vers de l’Arioste, inscrit l’œuvre de Cornaros dans une
continuité avec les littératures populaires disponibles en Europe à la fin
du Moyen-âge. La remise en cause de l’isolement n’exclut pas la puis-
sance d’une réinterprétation mais permet au contraire de la mesurer. Le
poème thématise au demeurant ces rencontres multiples, situé dans une