MICHEL ESPAGNE
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Mais la Grèce hors les murs du XIXe siècle pénètre au plus près
les cultures qui l’accueillent et leurs conflits internes. Le problème de
la littérature allemande depuis le milieu du XVIIIe siècle, et tout par-
ticulièrement de la poésie, consiste à inventer une langue et des formes
rythmiques qui tranchent sur le modèle européen dominant, celui de
la littérature française du XVIIe siècle. À partir de Klopstock et de sa
Messiade
s’affirme l’idée selon laquelle cette procédure d’autonomisa-
tion littéraire doit passer par une transposition des rythmes grecs à la
langue allemande, définitivement libérée du carcan de l’alexandrin. Mais
la meilleure manière d’helléniser l’allemand pour le distinguer du fran-
çais, c’est encore de traduire réellement des œuvres antiques. Le moment
le plus important à cet égard fut la traduction d’Homère par le poète
Voss. S’il existe plusieurs étapes dans cette mise en allemand de l’auteur
de l’
Iliade
, c’est celle qui vise à transposer les spécificités linguistiques
métaphoriques et linguistiques du grec jusqu’à atteindre les limites de la
tolérance de la langue allemande qui paraît la plus intéressante, car c’est
dans cet allemand torturé par le grec que vont puiser des générations de
poètes. Voss lui-même se lance dans la tentative de création d’une épo-
pée bourgeoise avec la
Luise
, évocation en hexamètres et en métaphores
homériques d’une famille de pasteurs qui n’a plus aujourd’hui qu’un inté-
rêt de curiosité. Mais l’épopée bourgeoise de Voss a inspiré un autre imi-
tateur en la personne de Gœthe qui écrit en hexamètres avec
Hermann
et Dorothea
une épopée de l’Allemagne occupée par les armées de la
Révolution française. Non seulement la filiation avec l’Homère de Voss
est évidente mais la Grèce homérique est ici encore un rempart contre
l’hégémonie culturelle française qui traverse militairement le Rhin.
On a souvent remarqué que le territoire de la Grèce contemporaine
semblait avoir été construit depuis la guerre de l’Indépendance à partir
de la représentation d’un cercle dont le centre devait être nécessairement
Athènes en raison de l’attachement particulier des philologues allemands,
anglais ou français pour l’Attique du IVe siècle. Le fait que dans l’histoire
de la culture grecque une égale centralité aurait pu être revendiquée par
Milet (Mílêtos), Alexandrie, Constantinople, Élée ou Agrigente en Sicile
n’a jamais été prise en compte. C’est le problème d’une Grèce qui dans
les faits a été aussi construite à partir de la diaspora, une autre forme de
transfert. Les transferts culturels se situent ici à deux niveaux. Le centre
lui-même a été voulu par les philhellènes étrangers. L’apport de la diaspo-
ra, et des métissages culturels qui l’ont accompagnée, au centre est sans