MICHEL ESPAGNE
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un héritage français, de telle sorte que la littérature grecque en train de
s’affirmer, loin de résulter d’un isolement nationaliste, se trouve au point
de rencontre de diverses littératures européennes dont elle se nourrit. On
s’affirme comme écrivain grec en se référant à la culture française. Le
passage par la France pour renouer avec une tradition propre est aussi
sensible dans le roman de Vangelis Géorgoudis
Pythéas
, qui renvoie aussi
largement au XIXe siècle. Il s’agit du voyage en Scandinavie d’un jour-
naliste dont la compagne est française. Le fil conducteur de ce voyage est
un rêve, celui de reprendre le voyage vers Thule de l’écrivain marseillais
Pythéas entre 340 et 330 avant J.C. Il ne reste des écrits de Pythéas que
des fragments doxographiques énumérés dans
Pauly Wissowa
, la grande
encyclopédie de la philologie allemande au XIXe siècle, ce qui n’empêche
pas Jean-Jacques Ampère au XIXe siècle d’avoir fait commencer par lui
son histoire de la littérature française avant le XIIe siècle.
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Pythéas,
auteur de
Ta peri tou Okeanou
, est un Grec, lié au moins par des liens
symboliques à la France, à son territoire et à sa littérature, des liens d’au-
tant moins réfutables qu’il n’existe aucun texte pour venir les contredire.
Le but annoncé du périple est de « faire voyager les messages bercés
par la salinité que lui murmuraient la mythologie, le
thalassoporos
et
son monde magique ».
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Le mot
thalassoporos
que Georgoudis a souhaité
laisser en grec dans la version française donne une dimension épique aux
distances à franchir pour atteindre les contrées hyperboréennes, la Nor-
vège ou l’Islande des sagas, mais justifie aussi les annonces de Pythéas à
Marseille, sa cité : « Ils étaient venus l’écouter de toute la Gaule littorale.
Le récit de ce rhapsode du fantastique les transportait. Afin de divertir
les sceptiques, il les amenait dans les tavernes où ils faisaient des liba-
tions au maître des flots, Poséidon ».
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Faire revivre le mythe franco-grec
de Pythéas pour trouver une perception originale d’Oslo, Stockholm ou
Reykjavik, c’est imbriquer des strates culturelles différentes, créer une
sorte de métissage franco-grec permettant seul d’aborder de façon poé-
tique le nord. On a affaire à une suite de glissements complexes : Pythéas
est importé dans la littérature grecque pour lui donner accès au nord
31. Jean-Jacques
A
mpère
,
Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle,
Hachette, Paris 1839-1840.
32. Vangelis
G
eorgoudis
,
Pythéas
, traduit par Catherine Fabre et l’auteur, Les
cahiers de Pandora, Boulogne 2001, p. 7.
33.
Ibid.
, p. 22.